Le 20 octobre dernier, j’ai participé à une Transeuropean Walk à Varsovie. Cette marche a aussi eu lieu à Barcelone et à Berlin,
dans le cadre du Festival Transeuropa organisé par le mouvement Alternatives Européennes. Chacune à sa façon, ces trois villes européennes ont créé quelque
chose à partir d’une idée commune : marcher sur le thème de la migration. Le groupe de Varsovie a choisi un texte extrait du Journal de l’écrivain polonais Witold Gombrowicz.
Cinq acteurs, de cinq origines différentes, ont interprété ce texte dans leur langue maternelle, dans cinq décors de la ville. A chaque étape, une mise en scène, des musiciens et des danseurs créent une situation particulière et une atmosphère autour de la figure du migrant. Entre chaque station, toute la petite tribu, une soixante de personnes environ, se déplace, en solitaire ou en petits groupes, en silence ou en discutant.
La musique de la langue varie, chaque comédien a sa propre histoire et
son tempérament, mais la corde qui lie, qui attache et qui sépare, l’excitation
de la découverte, l’inévitable dose de violence, l’énergie du désespoir,
l’agitation, l’abrutissement… des accessoires, des accents, des regards
rappellent les émotions qui se ressemblent, quand on est migrant.
Me voici, moi, seul en Argentine, coupé de tout, perdu, annihilé, anonyme. J’étais un peu excité, un peu effrayé. En même temps, quelque chose en moi me faisait saluer avec une émotion passionnée le coup qui m’anéantissait et m’arrachait aux assises de mon ordre acquis.
Witold Gombrowicz, Journal (1953-1969)
Dans l’allée menant au Château Ujazdowski abritant le Centre d’Art
Contemporain à Varsovie, un jeune homme italien grimpe en haut d’une échelle,
observe, descend de l’autre côté et se retrouve dans un espace clôturé par la
corde où des personnes le fouillent, puis jouent avec lui, alors qu’il dit ce
qu’il a à dire.
Plus loin, dans un passage sous-terrain, c’est Noé qui joue la scène en
français. Ses yeux apeurés transpercent l’obscurité. En vrai, Noé est arrivé il
y a quatre ans en Pologne, parce qu’il était tombé amoureux de ce pays et qu’il
voulait y installer une Ludothèque. Pour que des personnes de tout âge et de toute
origine se rencontrent, jouent et rient ensemble. Quoi de plus naturel.
Le décor suivant, une grande esplanade entourée d’immeubles, accueille l’histoire
d’Alvaro, qui est espagnol. Alvaro est un bon acteur. Il est aussi membre du groupe
local d’Alternatives Européennes qui a imaginé et organisé ce moment de
création et de réflexion.
Après la scène de l’immigré russe sur un terrain de basketball, l’ultime
station se situe à quelques pas de la Plac Konstytucji. Autour de la jeune
femme qui interprète le texte polonais original, les marcheurs-spectateurs sont
invités à participer en tenant la corde qui délimite l’espace de jeu. Les
danseurs finissent par courir de long en large,
enjambant la corde, bousculant les spectateurs pour brouiller les
frontières et rappeler, peut-être, qu’on n’est jamais simple passant, qu’on a
tous un rôle à choisir.
A l’issue de la marche, au café MiTo, les participants sont d’ailleurs
invités à écrire quelques mots au dos d’une carte postale, ce qu’ils ressentent vis-à-vis de
l’immigration. Pour Natalia Szelachowska, qui coordonne le Festival Transeuropa à
Varsovie : « Que les gens soient là et passent un bon moment et en même
temps qu’ils réfléchissent au sujet de la migration et écrivent sur ces cartes,
je trouve ça vraiment génial. Ils ne sont pas venus pour assister à quelque
chose et s’en aller juste après, ils laissent aussi quelque chose
d’eux-mêmes. »
Natalia Szelachowska, membre du groupe d'Alternatives Européennes à Varsovie
Lorsque j’écris ma carte, je pense évidemment à ces quatre jeunes acteurs
qui ont quitté leur pays pour venir s’installer à Varsovie. Pour un coup de coeur, comme Noé, pour des raisons économiques aussi, la Pologne devenant une terre d'accueil et d'emploi pour les Européens du sud.
Je pense aussi à Ridhi, vivant et étudiant à Oxford, dont la famille indienne
du Mozambique a déménagé au Portugal pendant la guerre d’indépendance des
années 1970. Ridhi m'a raconté son histoire avec une simplicité joyeuse… Elle développe maintenant OxPortunidades, un programme de mentoring pour encourager les jeunes
Portugais à avoir une ambition à la hauteur d’Oxford et de Cambridge.
Je repense à mon amie japonaise Eri, vivant à Modène et désormais
mariée au génial inventeur Simone, qui me disait, après quelques années passées
en Italie, à quel point elle était aussi déroutée que fascinée par certaines
différences culturelles radicales entre les deux pays.
Je pense à Paraszta Pé, duo musical de choc rencontré dans le train
Zagreb-Budapest : Danny l’Américain percussionniste et Pablo l’Argentin,
joueur de vielle-à-roue, réunis par l’envie de jouer, en Hongrie, la
musique du Nordeste brésilien… Pour Lucia, jeune étudiante slovaque également du voyage, mon amie Charlotte et moi, les deux complices ont bien voulu partager quelques morceaux.
Je pense à cette jolie Portugaise rencontrée à Kalamata, Grèce, arrivée là, comme d’autres jeunes espagnols, français, islandais,
pour être volontaire pendant un an au centre pour la jeunesse de l'association KANE. Tombée amoureuse du
Péloponnèse, elle décide de rester un peu plus, de tenter sa chance…
Je pense à Lorena à Madrid, à Cimi, Míša, Ahmet, Umar, Abdulrahman et tous les autres à Lund et Malmö, à Nadia
et Siddharth à Stockholm…
Je pense à tous ces jeunes rencontrés ces derniers mois. Certains
vivent dans le pays où sont nés leurs parents, d’autres non. Plusieurs ont déjà
habité dans deux pays ou plus et se sont sentis chez eux partout. Tous ont une
histoire, des goûts, des talents, sont actifs pour un projet qui les dépasse ou se lanceront peut-être un jour. Ces jeunes adultes qui ont entre dix ans de
moins que moi et dix ans de plus, engagés, curieux, mobiles, passionnés,
ouverts, connectés, européens, citoyens du monde… C'est ma génération, et je l’aime !